Avant même de mettre un pied à Buenos Aires, je savais que cette ville rimait avec « Tango ». En France, les quelques démonstrations de tango que j’avais vu m’avaient laissées un sentiment un peu étrange : une danse passée, un brin vieillotte, voire démodée, réservée à une classe âgée et aisée. Buenos Aires, la jeune, la vibrante, la multiculturelle promettait de faire tomber ma vision du tango.
Première découverte par hasard, un soir, au marché de Recoleta. La nuit tombante, les pavés humides laissent refléter les phares des voitures et les lampadaires éclairant les deniers pas de deux couples d’une trentaine d’année. Robes rouges ou noires, cheveux tirés, chaussures hautes. Je ressens un premier frisson, à voir ces deux jeunes couples enchaîner avec grâce et passion des croisements de jambes envoûtants, les yeux clos, comme emportés dans un autre monde. Au frisson cède une certaine admiration pour la complexité des pas et la fluidité des corps. Bref… Buenos Aires a tenu sa promesse, nous sommes bien au cœur de la cité du tango. San Telmo et sa « place Doreggo », Recoleta, Palermo, la Boca ou la galerie « Pacifico » du microcentro ont tous leurs danseurs de tango attitrés, professionnels ou non, qui viennent effectuer quelques démonstrations pour les touristes avant tout. Buenos Aires a su exploiter sa réputation et il est difficile de faire un pas dans les rues piétonnes sans se faire alpaguer par des rabatteurs pour assister à un « show » de tango. Ne nous mentons pas, le tango professionnel qui se produit dans les salles de spectacle vit en majeure partie du tourisme. Assister à un spectacle permet de découvrir de vraies démonstrations de dextérité surprenantes (on l’appelle d’ailleurs le tango « d’exhibition »). Je voulais avant tout comprendre l’importance de cette danse dans la ville, palper sa sensualité et son atmosphère et rencontrer ceux qui la danse. Nous avons parcouru les quartiers, les milongas et les bars afin de toucher du doigt l’ampleur du phénomène « tango » à Buenos Aires. Nous avons pris un cours, dansé dans les milongas, puis rencontré Alberto et Irina, tous deux danseurs et professeurs, afin de comprendre leur relation à cette danse mythique. Mais d’abord, découvrons son histoire. Un peu d’histoire… Dans les années 1880, des immigrants arrivent de toute l’Europe à Buenos Aires. Ce sont majoritairement des hommes, venant d’Espagne, d’Italie, de Pologne et d’Allemagne qui recherchent la réussite sociale. Ils s’installent dans les quartiers pauvres de la ville. Le tango naît au cœur de ce contexte social de mal de vivre, de nostalgie du pays, de solitude et… d’hommes ! A l’origine, le tango se danse donc entre hommes dans les bordels. C’est la danse de la virilité, de la nostalgie, du désir sexuel. On retrouve dans le tango le mélange des influences culturelles qui l’ont construit : la rigueur de la valse allemande et la force sensuelle du Flamenco espagnol. Cette nouvelle danse où les corps s’entrelacent, se collent et se touchent choque dans un premier temps la bourgeoisie. Mais le tango rencontre un vrai succès en Europe et gagne progressivement les cœurs de l’aristocratie de Buenos Aires, suffisamment pour en faire un symbole de l’identité nationale. La musique quand à elle, indissociable de la danse, fut d’abord interprétée par des instruments tels que la flûte, le violon et la guitare. Mais au début du 20ième siècle, les allemands importent le bandonéon. Cet instrument aux accents mélancoliques va révolutionner la musique en dramatisant encore ses intonations. Le piano arrive ensuite, puis le chant et ses paroles aux thèmes populaires (violence, fatalité, nostalgie, révolte, amour…). Le tango devient une véritable expression populaire, un art de vivre. Il a une fonction sociale importante. Il favorise la rencontre, l’observation. Il exalte la virilité des hommes, et la sensualité des femmes. Il devient une forme de communication, voire de communion. En 1913, Carlos Gardel (toulousain vivant à Buenos Aires) fait entendre sa voix et devient une véritable icône. Le tango connaît alors un succès grandissant jusqu’en 1955, date à laquelle le coup d’Etat militaire sonne le glas de cette danse nationale. Aujourd’hui, le tango n’a pas retrouvé l’engouement de ses années folles, mais connaît un vrai regain d’intérêt, notamment chez les jeunes. La musique voit apparaître de nouvelles tendances qui révolutionnent les traditions, à l’instar de Gotan Project, groupe franco-argentin de « tango-électro ». Les milongas de Buenos Aires font toujours le plein, à chacune son ambiance et son public. Il est rare de croiser un portenos qui n’a jamais dansé le tango. Au delà des salles de spectacle et des danseurs de rue, le tango se rencontre et se danse avant tout dans les « Milongas ». Ce sont des bals qui se déroulent dans des salles, restaurants, confiterias ou bars plus ou moins branchés. Il en existe une centaine dans toute la ville. Chacune a son style, son atmosphère, son public et sa musique. On peut y danser tous les soirs, de 23h à 5h du matin ; les débuts de soirée étant en général consacrés au cours. Et oui, les portenos vivent beaucoup la nuit ! Il y a de grandes différences entre les milongas traditionnelles qui accueillent des puristes du tango et de ses codes (en général des personnes plus âgées) et les milgonas modernes, qui attirent un public jeune (25-40 ans), où l’on danse le tango « nuevo » et où l’on fait fît des règles strictes. Il n’y a pas un mais DES tangos, et sans doute milles façons de le danser. La milonga « La Katedral », installée dans une ancienne usine de chaussures aux allures d’entrepôt d’artistes, attire un public plutôt jeune et « branché ». On y vient en jean, seuls ou en groupe et on y boit de la bière entre deux tours de piste. On y danse plutôt le « tango nuevo ». Les bras sont ouverts, les corps ne sont pas collés, chaque a son espace d’expression et de mouvement propre. « Le plaisir est plus dans l’exécution du mouvement pour soi » mentionne Alberto à propos du « tango nuevo ». À la milonga « la Viruta », le public est différent. Le lieu est classique, les danseurs entre deux âges et les styles sont plus mélangés. On assiste ici à ce jeu de regards mythique entre les danseurs. On s’assoit de part et d’autre de la piste, on observe et on s’observe, puis lorsque le regard d’un homme accroche celui d’une partenaire potentielle, l’invitation à la danse est alors lancée. Ici, certains danseurs dansent le tango « abrasso », correspondant plutôt à la version traditionnelle. Les joues sont collées, le buste est penché vers l’avant comme pour former avec son partenaire un équilibre poids-contrepoids. La femme a souvent les yeux clos et les danseurs font corps dans la danse. Le tango traditionnel est le gardien de la sensualité poussée à son paroxysme, de la sexualité qui s’exprime par la danse. Le tango « nuevo » quant à lui, exprime sans doute une identité plus individualiste. Il laisse voir la technicité des mouvements et donne sa place aux « jeux » (de jambes, de pieds, de mains et de regards) au sein du couple. Nuevo ou abrasso, le tango est ici chez lui et résonne aujourd’hui bien au-delà de Buenos Aires et pour quelques temps encore. Source : Un pas de côté sur le monde. |